Je ne suis pas photographe mais un amateur qui pratique la photographie. Je ne sais même pas qui je suis... Et puis d'abord, moins je me connais, mieux je me porte ! (C. Rosset). Pas photographe. Amateur : la nuance compte car si les assignations sociale en règle générale tendent à me glisser dessus (seuls les êtres m'intéressent), l'emploi de certains qualificatifs auto-attribués (tel “artiste”) me laissent de marbre. J'ai un métier : assistant social. Un assistant social qui prend des photos, sur ses trajets... J'ai travaillé une dizaine d'années en psychiatrie, à Paris, au Centre hospitalier Sainte-Anne. Puis pour une équipe mobile de psychiatrie (EMPP) qui vient en aide aux plus précaires d'entre les précaires – les gens à la rue. Un autre hôpital m'a embauché, en 2020, en Seine-Saint-Denis. Je dois le quitter bientôt pour m'en aller sur une autre entité. 

Tous ces passages en ville s'accompagnent souvent de photo, de rencontres, en parallèle du travail. Dans son beau Journal du dehors, Annie Ernaux a eu cette remarque : “il n'y a pas de hiérarchie dans les expériences que nous avons du monde”. Et ce monde, à qui je dois de faire ces images ne me donne pas seulement envie de le photographier. Je peux avoir envie de le raconter, par écrit, par vignettes, à l'image des expériences que j'en retire. Mon travail ne me permet pas de me servir de mon Pentax. Ça tombe bien : je photographie le plus souvent pour me sortir la tête du boulot. De la même façon, assistant social me sort la tête de la photo. Ainsi va la vie…

 

2017 - La confidence

Un type dans le métro debout derrière moi me souffle à l'oreille d'une voix douce, d'une haleine à faire fondre un bouchon de cérumen : “Bonsoir monsieur. (Silence.) Police." Je le vois tâcher d'évaluer l'effet que l'annonce est censée produire sur moi, il reprend : “Je vous ai vu avec votre appareil photo.”

Je me retourne complètement, observe son faciès rougeâtre. L'homme est ivre…

- Enchanté, bonsoir. Et donc ? - Hé bien, je vous ai vu, vous avez photographié le monsieur devant. - Oui ? Et ?

Il réfléchit.

- Vous êtes journaliste ? - Non, pas nécessaire pour faire ça. Mais mon appareil peut y faire penser oui. - Ce n'est pas interdit ce que vous faites, croit-il utile de préciser. Vous êtes discret, moi aussi. - Ha bon ? - Oui, voyez-vous, se met-il à chuinter, à voix basse, s'approchant un peu plus, je fais de l'entrisme, dans les wagons du métro. Dans la police, on nous demande de boire un peu, pour passer pour des cloches. Comme ça les voyous ne font pas gaffe. Ils nous prennent pour des cloches, vraiment ! Discrétion assurée. Et hop ! On alpague. - Intéressant, fais-je. Vous avez une carte ? - Dans ma poche oui. - Vous aimez la photo, tenté-je ? - Oui, oui... Bon (il regarde sa montre), je vous laisse tranquille, j'ai du travail. Bonne soirée monsieur. 

- Bonsoir monsieur l'agent.


2017 - Au cimetière, via le Lidl

Cette semaine c'est les vacances. On n'a pas quitté Paris cette fois-ci. Il est rare que j'aille loin, mais pour plusieurs raisons nous sommes restés sur place ma moitié et moi. Enfin, le beau temps est là, un ciel, un soleil comme il ne nous a pas été permis d'en voir depuis près d'un an. J'essaie le matin tôt de profiter de la belle lumière pour prendre des photos du quartier. 
Je m'en vais à pied, c'est aussi bien : j'évite Paris cette fois-ci. 
Dans le sac photo, j'ai plié un sac cabas pour me rendre au petit supermarché d'en bas, un Lidl. 
C'est idiot, sans doute, mais j'aime aller au Lidl, en partie en raison du public qui le fréquente. Disons que je m'y sens plus à l'aise que chez un joaillier de la place Vendôme... 
Sillonnant sans but précis ma petite ville, après quelques prises plus ou moins réussies, j'arrive devant le cimetière municipal. Il est ouvert, aussi je le traverse pour éviter de longer une rue trop empruntée par les bagnoles – toujours quelques fous furieux prêts à rouler sur père et mère pour arriver premier au feu rouge, et si je peux les éviter... Ici, au cimetière, le décor est toujours agréable. Chacun sait ça, la quiétude qui en émane est de nature à vous oindre d'une douce ataraxie : vous vous apercevez que vous y êtes de fait réconcilié avec le monde. Ils sont silencieux, ceux qui se haïssaient ne se haïssent plus. On ne saurait non plus y pleurer la disparition d'un inconnu que vous auriez pu aimer de son vivant.

On ne se sent plus non plus tout à fait d'ici bas en cet endroit. Êtes extrait du temps, débarrassé un court moment du bruit, de la fureur. 

Toutes sortes d'inscriptions sur les pierres tombales me font imaginer ce qu'a pu être la vie de ceux qui sont ici, et celle de ceux, proches ou non qui viennent à la rencontre de ce silence. Ce qui m'intéresse, car ils me reviennent en mémoire, ce sont ces arrosoirs municipaux bien alignés sur un présentoir de l'entrée, contre un vieux mur au crépi grumeleux, dans la lumière rasante orangée. 
Ces ustensiles et le mur présentent une certaine photogénie, je les ai repérés naguère et me penche pour voir un peu ce qu'il serait possible de faire avec cette ombre d'arbre.
Mon étude du mur prend fin lorsque le fossoyeur, qui m'a aperçu de loin avec mon Pentax, est intervenu pour me lancer, pas très véhément, mais quand même, que je n'ai « pas le droit »... Le droit de quoi monsieur ? Que je n'ai pas le droit de photographier les arrosoirs. 
Bonjour monsieur lui ai-je lancé, en souriant. Pensez-vous que je puisse porter préjudice aux arrosoirs ? Le fossoyeur, un bon gars au faciès turgescent, a souri, et la conversation s'est engagée. 
Il m'a raconté le cimetière. Un poème. En dix minutes...
Il me dit qu'ici, on avait vu des gens se battre au moment de l'enterrement. Des familles déchirées par un héritage, qu'on en était venu aux mains ! Rixe générale, mon général. 
Que les latrines du coin du cimetière, glissantes, pas très modernes, à la turque, avaient causé la chute de gens âgés qu'on avait dû relever, souffrants, femmes et hommes, recouverts d'hématomes. Mais pas de morts, survenues ici... 
Que d'autres étaient venus en douce retirer leurs fleurs aux tombes marbrées, aux noms dorées à feuille d’or, pour les redistribuer aux tombes pauvres - quelques Robins des tombes improvisés.
Que les mêmes, jamais, ne rapportent les arrosoirs, que parfois même on en embarque chez soi : on est « chez Casto », n'est-ce pas... Ou utilise comme poubelle ! allons donc. Si vous saviez ce qu'on retrouve dedans ! Et sans les rapporter davantage sur le présentoir...
Qu'un jour, en été, une femme s'est installée dans le bas du cimetière, sur une pelouse, à poil, avec la serviette éponge, et le monoï, pour bronzer...
Le fossoyeur m'a confié, ému, qu'il disait bonjour à chaque nouvelle dépouille déposée ici.
Il évoque cette prime d'un euro quatre vingt exactement, qui lui est versée à chaque nouvel enterrement, prime datant du code Napoléon.
Enfin une femme chenue s'est présentée devant les arrosoirs, dans la belle lumière, tandis qu'il me parlait. Je me suis détourné un instant, l'ai photographiée, le fossoyeur s'est éclipsé en haussant les épaules. 

Je lui ai fait signe de la main en me dirigeant vers la sortie, il m'a souri de nouveau.

 

2017 - Rattus rattus cumulus

Petit kawa serré au zinc d'un rade chinois ce matin tôt, à seule fin de m'extraire momentanément de l'arrosage furieux des nimbus noirs et caractériels circulant vivement au-dessus de nos têtes. C'est tombé dru. Furieux nuages…

Le pébroque anti-bourrasques soi-disant garanti haut de gamme aux baleines déjà déglinguées par trois retournements ne suffisant plus à me protéger ni moi ni le Pentax de l'imprégnation pluvieuse, commencée par les grolles, et finissant sur le haut du pantalon en un halo sombre évoquant quelque brutale énurésie, je renonce à m'affronter aux éléments. M'accoude pépère au cuivre, tout nimbé du son semi spongieux que mon corps émet au moindre mouvement. J'ai fraichi, ce kawa me fera du bien. 

Voilà les résultats du Rapido, sur la TV led accrochée dans un coin de la salle. Va pour le 8, le 15, le 12, c'est bien, ça. Soudain, un type décharné, un vieil habitué, happé par les niouzes sur BFM de l'autre côté, s'est mis à instruire à haute voix l'un de ses congénères sis à l'autre du bout du comptoir.

"Tu sais, les rats à Paris, c'est pas du tout mauvais !" l'entends-je beugler. "Hidalgo veut les liquider, mais y z'y' arriverons pas ! Sont trop nombreux ! et pis, z'ont leur rôle ces bestiaux, y béq'ttent ce qu'on b'quette pas nous autres ! En fait, je vais te dire, ils butinent les rats... Comme les abeilles. Hidalgo, elle veut leur faire ce que l'industrie elle fait aux abeilles - voilà ce qui arrive..."

Ok, me dis-je in petto. - Combien vous dois-je ? Faut y aller, pluie ou pas. - Un euro 20 m'sieur, me dit la dame. Et me voilà reparti dans la tempête, en me disant que les brèves de comptoir, Gourio, il les a bien dégotées dans ces troquets, authentique, pas à la BNP ni dans un rêve, c'est sûr.

 

2017 - Ha, la messe !

Première chose, sortir par ce beau soleil avant que le ciel ne se gâte. Deux gros camions siglés France Tv stationnent dans une rue près de chez moi, collés à la façade d'une vieille église. Un planton dûment badgé surveille le matériel depuis le trottoir.
Moi : - Vous êtes là pour un feuilleton ? - Non, on filme la messe. - Ha bon, depuis deux jours ? 

Je file, me dis à part moi hé bien, voilà à quoi sert la redevance ! On regarde plus la télé depuis des lustres mais on finance la messe, c'est pas grave ! Ma balade se poursuit, je repasse au même endroit une heure et demi plus tard, des familles sortent par grappes de la paroisse, plutôt CSP +. Le père Noël après l'âge de 8 ans, craignos m'est avis.
C'est que la veille au soir, je regardais encore des vidéos sur l'univers, j'écoutais J-P Luminet à propos des trous noirs, Aurélien Barrau sur les multivers, avais le tournis face à l'immensité irreprésentable des choses, aux particules de poussière céleste que nous sommes tous, et là, soudain, vlan, cet anthropocentrisme, mâtiné de superstition, satisfait de soi, tout en Aigle et Chaumet.
En rentrant et refermant la porte de l'appart - deuxième étape de la mâtinée - j'allume la radio comme toujours. C'est un reportage sur les masses s'agglutinant le dimanche dans les magasins pour les emplettes de Noël, au dernier moment comme d'hab'. Témoignages de chalands affligés, pris dans la foule. Budget de 300 euros pour les mouflets, la moyenne nationale.

Il est question aussi de vegans fiers de pouvoir accéder à la bûche sans œufs, sans lait, sans aucun produit d'origine animale. Mon affliction ne se dissipe pas bien, décidément.
Le jeune journaliste maison, un catéchiste enthousiaste de la période, ne veut pas croire qu'on ne puisse pas se trouver ici face à un grand moment de l'année, malgré les râles enregistrés.

Entretien : - C'est difficile, mais vous trouvez ce que vous cherchez ? - Oui oui, il faut de la patience, répond le monsieur qu'on imagine à ras le compte courant et les bras chargés d'un R2D2 télécommandé ou d'une princesse Leila en plastoc véritable.

Le journaliste conclut, à l'attention dubitative de l'auditeur : "mais la magie opère tout de même".
A midi, je me suis fait des épinards, avec un reste de saumon OGM.
Ce soir à la radio on relate l'atroce accident de bus percuté par un train sur une voie ferrée, et il est question de la Vierge Marie qui elle aussi, cru bon de préciser le journaliste, perdit un enfant dans des circonstances difficiles.

 

2017 - Un naufragé

Quand les trois jeunes flics en civil sont apparus sur le parvis de l'église cet après-midi là, reconnaissables aux talkie walkie qu'ils tenaient à la main, et que nous nous sommes aimablement salués, très vite – après les présentations d'usage –, les trois de conserve ont froncé les sourcils. A l'exposé de la situation, nous avons su que ce job ne leur plaisait pas, mais pas du tout. Ce qu'aime le flic en civil, dans la rue, c'est alpaguer le loubard, le filocher si nécessaire avant de l'alpaguer. Prendre en flag' le malfaisant, la main dans le sac, voilà son credo, son instant décisif à lui : pinces, gnouf, clic-clac, ce genre de boulot. 
Le policier en civil en revanche n'apprécie pas d'intervenir dans un contexte sanitaire (« on n'est pas infirmiers! »), même sur ordre du patron, de M. le commissaire, et a fortiori, le flic aime encore moins agripper du clochard pour le faire monter dans le fourgon de la BAPSA (Brigade d'assistance aux personnes sans abri). Grognements polis... 
« Hola, hola : on est pas équipés, là. » Un instant passe. « Vous croyez pas qu'on risque de choper la gale ? » me demande l'un d'eux. Froncements de sourcils, position statique, de léger recul, prudence de rigueur. Nous faisons face à trois statuettes siglées RF. 
– Et il est où d'abord, votre bonhomme ? lance un des trois flics.
« Il » : un clochard d'une soixantaine d'année, originaire du continent africain, vit – s'il est possible d'employer ce mot – près de l'église à même le sol, dehors, ou à l'intérieur, au mieux, où il s’assoit non loin de la crypte. On le trouve ici aux aurores assis sur un prie-Dieu, silencieux, muré dans la pénombre et le murmure de fidèles plus ou moins incommodés, et impuissants à obtenir du Très-Haut une solution miracle, et ont fini, avec le curé, par faire appel, plus terre à terre, au Samu social. 
Youssouf est ceint de sacs poubelles et d'un vieux pantalon en tire-bouchon crasseux qui lui tombe sur les mollets, découvrant ses couilles, et une bonne partie d'un fessier jaunâtre et parcheminé lorsqu'il est debout. Il se dégage de ces nippes une odeur putride, acide, d’ammoniaque et de crasse mêlées à décaper les narines. Il n'a pas dû prendre de douche depuis des semaines, peut-être des mois. Je peux comprendre le malaise policier, que j'éprouve moi-même, si je ne me mens pas.
Ce monsieur me révulse, pour son odeur ; sa situation, misère absolue, est à fendre le cœur, je ne suis pas à l'aise.

Je suis venu une première fois le voir il y a une semaine, accompagné d'un éducateur spécialisé d'une association dédiée aux sans-abris. Nous étions dans l'église à 7:00 du matin pour ne pas le rater. Une sœur nous avait indiqué son emplacement. La vue de cette jeune sœur en bleu, pas moche, m'avait du reste émoustillé (pour le baiser coupable d'une Sainte, j'accepterais la peste comme une bénédiction, écrivait Cioran). Youssouf était bien là, gargouille raidie et silencieuse. 
Nous avions illico constaté un état d'incurie profond, une incapacité à pouvoir nouer le moindre échange cohérent, raisonnable. Il brandissait une vieille carte « FNAC adhérent », baragouinant des choses inintelligibles, dans un grand sourire édenté. Etait ici depuis trois jours disait-il, seule phrase intelligible. Il nous déclarait « pouvoir conduire, se rendre dans le 19e arrondissement, refaire son passeport ».
Il ne nous a pas été possible de savoir d'où il venait, ni de nous assurer de son identité véritable. Dans un état proche du chaos cosmos : à se demander par quel miracle cet homme parvenait à ce stade de décrépitude à seulement boire et manger, et où ? Les poubelles, la solidarité riveraine, des passants, quelques ecclésiastiques ou fidèles...
Le médecin de l'équipe mobile avait décidé qu'il y avait là péril imminent. Je ne le percevais pas comme imminent, de ma fenêtre, car voilà qui durait depuis des années sans doute, mais péril oui, de toute évidence...
Péril imminent : soit une hospitalisation sous contrainte. Avec sollicitation de la force publique.
Retour sur le parvis, après un tour complet de l'église...

Les flics statufiés attendaient encore de voir le bonhomme pour statuer entre eux de la marche à suivre.

Mais il n'était pas là : Youssouf n'était pas là, s'était s'est bel et bien carapaté...
Nous fîmes derechef le tour du proprio, dedans, dehors, croisâmes un certain nombre de touristes en tongues, à 18-55 de kit autour du cou. Pas de Youssouf, pas même de curé ou de sœur pour se faire tuyauter le cas échéant.
Le Samu social était là présent, une infirmière, le médecin, la BAPSA, les trois flics et moi.
Il fut décidé de reporter l'intervention. Il avait été conclu qu'il faudrait des policier en tenue, protégés, a minima, des miasmes dégagés par cette silhouette décharnée, cette humanité en lambeaux.

Nous y sommes retournés, Youssouf était là. Plusieurs jours avaient passé. Nous avions réussi à l'embarquer non sans mal dans le fourgon de la BAPSA. A l'emmener à l'hôtel Dieu, à l'hôpital, en soins somatiques, toutes fenêtres baissées, sans trop nous frotter à lui. L'équipe infirmière, et deux médecins dévoués s'étaient sur place occupés de lui, l'avaient examiné. L'avaient lavé, comme il ont pu, avec des lingettes. Mais son état ne justifiant pas d'hospitalisation en soins somatiques, nous l'avions alors conduit au CPOA, les urgences psychiatriques. Même topo : pas de diagnostic psychiatrique clair. Il fallait d'abord une exploration somatique plus poussée, voir si au scanner ou je ne sais plus avec quel appareil, on pouvait déceler les signes d'une démence provoquée par une infection, ou je ne sais plus quoi, je ne l'ai pas relevé. Les institutions ne pouvaient rien pour lui. Il est retourné à la rue.

Beaucoup plus tard, peut-être six mois après cette tentative ratée d'hospitalisation, j'ai revu Youssouf, gare Saint Lazare, très loin de son lieu de vie initial, si on peut qualifier ainsi « lieu de vie » la rue. L'homme sans âge et sans verbe errait sur la place, fouillant des poubelles, vêtu de hardes pour ainsi dire, quêtant des restes de bouffe ; les baskets neuves que j'avais pu lui filer six mois plus tôt étaient transformées en charentaises, sales et éventrées. Il avait fui. Ou plutôt il se confirmait ici, s'il le fallait, que Youssouf avait fait il y a fort longtemps sécession, totalement, avec le monde et lui-même.


2017 - Équipe mobile psychiatrie et précarité. Travail social au bois.

14 personnes vues dans le bois aujourd'hui, entre 8:00 et midi, dont ce dernier qui nous avait été signalé par Emmaüs, âgé de 70 ans, qu'à trois avec l'aide de la police municipale (DPSP, à Paris) nous avons conduit à l'hôpital, aux urgences, à midi. Vieux monsieur suffoquant, trouvé niché au tréfonds d'une cabane branlante ressemblant à un container à fret, le tout recouvert de peaux, de plastiques, assemblage hétéroclite de panneaux de bois et de bâches déchirées. Vieux monsieur, suis saisi par son teint hâve. On l'extirpe ici d'un sommeil comateux de fin de mâtinée, il peine à se lever, est sur le point de s'effondrer une fois debout, retenu de justesse par le collègue infirmier, et se demande un peu ce qu'on peut foutre là ; mais docile, il accepte la visite. 

Le collègue soignant, tout en douceur, lui a relevé 10 de tension. Le vieil homme a été conduit à l'hôpital. (A poireauté aux urgences, longtemps, sans doute mal assis. L'hôpital n'a pas voulu/pu le garder. Je n'ai pas eu le fin mot de l'histoire, sur le plan clinique, si ce n'est qu'il lui a fallu revenir le lendemain au bois par ses propres moyens, dans sa cahute.)

Plus loin, dans ce même bois, un jeune type de l'est à l'air encore juvénile vous explique qu'il lui faut du temps encore, en baissant le front. Il retournera chez lui, relève la tête et nous fixe, assez fier. Il ne paraît pas abîmé encore, du moins extérieurement ; rien de perceptible au premier abord. Des traits fins de son visage ou de la tenue, si vous le croisiez dans la rue, rien ne permettrait de déceler dans quelle situation pourtant calamiteuse il est. Nous avons aussi revu cet homme aux pieds enflés, tout entier accaparé par le nettoyage des abords de son abri en plein bois, bicoque faite de bric et de broc, et ce sentier, le sien, sous les arbres, qu'il astique comme un parquet, cassé en deux, virant chaque feuille, chaque brindille une à une. Et cette femme, en un autre endroit, assise devant un relief de braises fumantes, sur lesquelles une casserole gondolée a permis de faire chauffer l'eau du café, qu'elle sirote avec sa clope. Elle nous explique, entre deux quintes de toux, qu'elle ira au soleil, aux Antilles, dès que possible. Un ou deux chats croisent dans les parages. Les seuls privilégiés dans les parages, ce sont bien ces bêtes me dis-je. Les caniches à brushing de 7e arrondissement parisien ne savent pas la chance qu'ils ont… 

Le dernier homme approché nous est apparu à l'image de tous ceux que nous rencontrons : étique, fatigué, cassé, malodorant, peu enclin à se laisser approcher, méfiant, refusant même le contact, pour lequel l'équipe voudrait essayer d'améliorer le sort. 

14 personnes croisées ce jour, sur plus d'une centaine qu'abrite le bois au dernier décompte de la maraude... 

 

2017 - Premier de la classe

L'homme présenterait un profil psychopathique, d'après le médecin. Je vois d'abord bien sûr un pauvre gars qui picole pas mal, dort dans la rue, s'attire aussi beaucoup d'emmerdes, bastons régulières, fractures régulières, plâtres, etc., et est lesté d'un casier judiciaire garni comme la dinde de Noël. Disons que ça sent un peu l'ail, sur ce plan-là : ça puerait du bec, de prime abord. 

Mais je ne le trouve pas antipathique, pas du tout, il pourrait m'émouvoir plus qu'autre chose, à vrai dire. Comment ne pas voir la misère d'abord ? Je l'accompagne ce jour-là à l'accueil de la préfecture pour retirer un document permettant d'attester du renouvellement de son titre de séjour. Papelard dont j'ai besoin pour faire une demande d'aide financière afin d'acheter les timbres fiscaux exigés contre la remise de la carte. On vient juste de quitter la structure qui l'accueille en journée, où j'ai croisé un certain nombre de types dans la merde. Nul ne peut l’accompagner à part moi car la structure est en sous-effectif, et ça les soulage. Il est 15 heures, on est dans le bus, serrés. Pendant le trajet, le gars se met à faire de la retape à une vieille femme hirsute, voyageant debout en face de lui ("Hein ma chérie !"). La femme, édentée, tourne la tête, me regarde plutôt que lui et me demande illico du pognon ("Non madame désolé").

Je souffle au monsieur de se tenir pépère, mais gentiment, et de me laisser présenter les choses une fois sur place. Il me fait : "Avec ta gueule de premier de la classe, on devrait pas avoir de problèmes." J'émets un gloussement (à vrai dire : mort de rire, intérieurement). « J'étais très ascolaire, monsieur. » Il me réplique immédiatement, sur un ton goguenard : "Ben tu vois que tu causes comme un premier de la classe." De taille moyenne, le gars est voûté, il s'est fait frapper en pleine nuit la semaine dernière et les pompiers l'ont conduit aux urgences. Il porte un bonnet pour masquer ses points de suture et une tonte probable, mais on voit bien en revanche le long plâtre qui enveloppe son poignet d'une gangue cradingue. "Vous vous êtes battu ou quoi ? je lui demande. - Non non pas du tout, j'ai glissé. Je me suis pris une Ford sans freins. "Ha bon ?, feins-je de croire. Il relève la tête et me fixe : "Dis, tu sais mec, tu peux me tutoyer. Il réfléchit un peu. Ouais, une Ford, voilà ce qui m'est arrivé."
Les passagers en costard nous toisent, d'autres nous jettent des regards torves, mais jamais soutenus, car par devers-soi, on flippe, notre assortiment est vraiment bizarre. Un premier de la classe ceint d'une racaille ? C'est pas clair. Je transpire, j'ai chaud avec mon T-shirt de montagne et avec mon sac, mon cuir et les deux lourds appareils photos que j'ai dans le dos. "Enlève ton cuir mec, qu'il me fait. On n'est pas bien ici ? Hein ? C'est quoi ton blaze déjà ? « Pierre. » - Tu peux me tutoyer tu sais !" Je ne réponds pas... L'arrêt de la préfecture se rapproche... Je me tortille dans la foule pour tenter d'atténuer quelques douleurs lombaires consécutives à la photo et aux documents que j'embarque, qui me flinguent le dos.
Enfin, nous arrivons, poireautons devant la porte d'entrée, une GoPro panoptique spéciale préfecture suspendue prend nos mensurations et nos portraits, mon sac fait bip au portique, je crains pour les cartes SD du Pentax, et après une longue file d'attente parmi pas mal de gens que je suppose en assez grande difficulté, serait-ce administrative, j'obtiens le document. Une fois dehors, je préviens le service instructeur avec mon portable que je vais venir le déposer, pour que la fichue aide soit examinée en commission. On se quitte sur le trottoir. "Salut Pierre ! et si t'es pas là la semaine prochaine, ton pote infirmier prendra le relais ! c'est ça votre job !" - Ok, je transmettrai, mais ne vous inquiétez pas, de toute façon c'est moi qui m'occuperai de tout... "Ha ha mais je m'inquiète jamais avec un premier de la classe ! ciao mec !" et je le vois s'en aller en ricanant et en boitant comme le pauvre diable en guenilles qu'il est.
Sur ce, je tourne aussi les talons et me dirige vers le service social. J'arrive à l'accueil du service où la demande d'aide financière doit être examinée, les deux mecs chargés du public papotent sans daigner seulement me regarder, l'un d'eux ressemble à Wolinski, eu envie de le lui dire, ne sais pas si ça lui aurait plu. Au bout de deux minutes, je me penche sur l'aquarium et leur décline ma qualité d'AS. Réaction immédiate, « ho, pardon », suivi d'un appel rapide à la cadre. C'est ça, être premier de la classe. T'inquiète pas, me dis-je in petto en pensant à Wolinski assassiné, je ne le cafterai pas que tu tailles le bout de gras avec ton pote, au lieu d'accueillir les gens. 

La responsable d'équipe me reçoit. D'où vient que je me sente rapidement idiot au contact de certains, je l'ignore. Le ton, la manière, certaines remarques je crois : on peut sentir la position hiérarchique. Autant de choses qui font que, soit dit en passant, jamais je ne le serai, cadre. Le boulot est fait. 16 h 45. Je me casse. Je sors mon Pentax K3.
Je n'ai pas fait cent mètres qu'un vieil hippie tout droit sorti du causse du Larzac, on entendrait presque les brebis au lointain, me voyant, se met à imiter la poule. - Côôôt, côôt. Suivi d'un : Hein, Lucky Luke ? mais prudent : une fois qu'il se trouve à 50 mètres, seulement. Je glousse. Tronche de flic ET de premier de la classe, qu'y puis-je...

Je m'engouffre dans le métro et file.

 

2017 - Hiver

Quand le soleil ce matin est apparu vers 9 heures - oui à 9 heures ! en octobre ça devient difficile le matin, pour l'astre, que l'hiver approchant ramollit comme une margarine restée trop longtemps sortie du frigo. Le réveil a été difficile pour le soleil aussi. Quand enfin le gros pamplemousse comme luisant de margarine a donc daigné apparaître au-dessus de la cime des toits, tout droit sorti du bac à légumes, il a fini par répandre sur les trottoirs exposés une lumière lente à venir, ténue. Celle lumière nécessite de faire attention à son temps de pose (je parle technique photo ici, passez), et donc, là, à cet instant, je sortais du RER. Je la refais. Je sortais du RER, le soleil m'a fait l'effet d'un vieil agrume défraichi, sur quoi aurait coulé une margarine, et j'arrive sur la structure qui m'attend. Suis moi-même un peu mou malgré un troisième café. Ça se lit. Ça va venir. Patience.

Le premier truc que je vois en débarquant, ce sont les pompiers. Camionnette rouge. Les sapeurs sont entrés à quatre dans l'espace solidarité insertion. Que s'est-il passé ? J'approche, entends un accueillant leur annoncer : 

Il est mort. - Vous êtes sûr ? fait un pompier. - Oui oui.

Le premier truc que j'ai entendu ce matin, en arrivant sur la structure, après avoir vu le soleil blafard, ç'a donc été : « il est mort. » 

Il avait 69 ans. Ensuite ce sont les flics qui sont venus. Constatations d'usage. Seule la circulation des militaires et des policiers était visible, et audible. Le monsieur vivait dans un studio, au sein d'un centre d'hébergement qui jouxte l'espace solidarité insertion. Je n'aurais pas su son nom, seulement appris qu'il était "gentil", seul, et vieillissant. Enfin, un éduc' me balance, "bah, ça libère une place", tentant par là une vanne matinale conjuratoire. Il est lui-même pâle, fatigué ; je pige que sa saillie au fond ne le fait pas rire non plus.

Je fais le tour comme chaque mardi matin, reprends un kawa sucré, vois des « accueillis » comme on appelle pudiquement ces pauvres gars, une jeune nana sirote un café assise, emmitouflée dans un gros manteau et une écharpe et détone au milieux de tous ces mâles. J'ai bien tenté d’établir un lien. Elle n'a pas voulu me parler, ou à peine. "Je suis au courant de tout déjà !" Défiance immédiate. J'ai appris un peu plus tard qu'elle n'était en France que depuis deux ans, et s'était échappée d'une famille qui l'aurait esclavagisée.

Aujourd'hui il a fallu que je domicilie un homme seul, extrêmement démuni, en vue de lui rétablir des droits qu'il ne demande pas, qu'il est incapable de faire valoir. Il n'ira pas chercher son courrier à la domiciliation. Il ne saura pas ce que signifie signer une procuration. Je la lui ferai signer tout de même... Je ferai ses démarches (sécu surtout, en cas d'hospitalisation).
Les structures associatives qui domicilient rechignent à enregistrer des clochards qui ne se déplaceront pas pour récupérer leur courrier. On ne peut pas leur en vouloir, ils sont eux-mêmes débordés. Et les pouvoirs publics se délestent sur l'associatif.

L'homme que nous avions accompagné, un autre homme, que nous avions accompagné il y a deux semaines sur un centre d'hébergement n'y est pas resté. Il n'y dort pas. Il l'a quitté. "Il me faut du temps" a-t-il répondu à la question de savoir s'il n'aurait pas préféré le confort d'une chambre individuelle à un couloir de métro.
Demain, autre structure. Je fais de la photo entre chque déplacement, ça m'aide, l'air de rien, et au cas où on se demanderait comment je fais, c'est simple : je circule toute la semaine sur six arrondissement différents.

 

2017 - Un fâcheux

Un jeune crétin (c'en était un) dans le 13e arrondissement parisien m'a agressé pour une photo, empoignant mon appareil ; ne voulait plus le lâcher, m'obligeant à me plier en deux sur le boitier, joueur de rugby sur son ballon. C'est arrivé très vite. "Pourquoi ? Pourquoi?" gueulait-il... 

Le fâcheux se trouvait de dos quand j'ai pris la photo, à environ 5 mètres, s'est retourné pile au moment où je déclenchais, m'est venu dessus directement et c'est là que ça a commencé. "Je vais appeler la police !" hurlait-il. "Écoutez monsieur, les problèmes c'est vous qui allez les avoir si vous ne me lâchez pas, là, tout de suite", je lui ai fait ; je finissais tout de même par un peu paniquer ; l’œilleton du k3 venait de gicler, avec le cache de la griffe flash. L'objo s'est à moitié dévissé, je craignais qu'il tombe, de le perdre, tout ça devait ressembler à une lutte gréco-romaine de rue, absurde, grotesque ; pourvu que les flics ne déboulent pas, ils vont l'embarquer, je me disais, puis pourvu qu'ils débarquent, si, ça va le calmer, je me suis dit.

Il y a eu au moins 7 ou 8 photos prises au liveview dans la bataille, clic clic clic clic, le gars m'a tout déréglé au passage. Enfoiré… 

Là-dessus un jeune Noir ressemblant du reste à Jay Z s'est interposé, appelant le 17, et les passants, courageux anonymes, passaient ou restaient interdits, à bonne distance, le truc habituel, matant tranquillement la scène. En se demandant : « Mais que fait la police ? »
Le jeune mec bas de plafond qui s'agrippait à mon boitier commençait à me faire du souci à vrai dire, je ne le sentais pas (trop) violent, pas ça, pas vraiment, mais arsouille, tout de même ; sans doute un peu fêlé. Puis Jay Z, qui a cessé son appel au 17 a pu le calmer assez pour qu'il lâche enfin prise. J'ai ramassé à terre et remis l’œilleton et le cache sur le boitier. Ai revissé l'objo. J'ai effacé l'image (sur laquelle on l'apercevait de loin et à contre-jour) pour le calmer, lui ai même tapoté l'épaule, "Hé, ho, c'est bon là, elle est effacée la photo, on se calme" tandis qu'il commençait maintenant à menacer Jay Z. "De quoi tu te mêles", etc., en s'éloignant toutefois.

C'est aussi ça la photo urbaine, bon, on s'en remet : 5 mn après j'en faisais de nouveau. Pauvres de nous, tout de même.

De loin, je l'ai entendu encore un peu gueuler, puis plus rien, noyé dans la foule.

 

Hiver 2018 ou 19


Après les accablantes nouvelles du monde sur radio France, au petit-déjeuner, nous nous décidâmes ce matin pour une promenade dominicale, ma dulcinée et moi. Nous jugions nécessaire de prendre l'air le long du bois pour tenter de nous laver des miasmes de l'actu, autant que faire se peut. Il n'est jamais aisé de se débarrasser de la saleté et de la tristesse du monde. Elle se rappelle à nous, nous colle, où que nous soyons, et se ramène même sans ça, insidieuse, comme un vieux mal de dos pile au moment où on croyait s'en être un temps soulagé. Pas vrai ? On a beau y réfléchir : on est pris dans la nasse. Voudrait-on se détacher de tout ça ? Impossible. Se résoudre même à un apolitisme de bon aloi, tout couper, est trop compliqué. Qui peut demeurer immobile, perché sur la barricade, à ne pencher ni d'un côté, ni de l'autre, instable ? On n'y arrive pas. Ne plus accorder d'intérêt à la chose publique ? à rien... Cette sorte d'apragmatisme politique serait utile sans doute pour ne plus éprouver ni la tristesse, ni la consternation que ce monde nous inspire si souvent... Mais ça ne se passe jamais comme ça, du moins entre elle, ma femme, et moi. On écoute les mêmes choses, se tracasse des mêmes trucs. La vie est un enfer dont chaque instant est un miracle, écrivait Cioran. C'est heureux : la joie ne s'est pas non plus fait la malle, chez nous, pas encore, et un bon ciné, même un film triste s'il est bien foutu sera toujours roboratif et suffisant pour nous éloigner un temps du reste.

Nous allions ainsi le long du bois par un soleil rasant, parmi les grands arbres, en direction de Vincennes, quand au détour d'un sentier apparut un bonhomme assez âgé, seul, d'allure très vintage, chaussé de Scholl montantes, et tout équipé autour du cou d'un appareil photo réflex avec objectif de calibre 70-200 f2,8. Du lourd, du cher. Ce monsieur, tenant ferme son matériel, se montrait fort occupé à viser le feuillage d'un arbre. Intéressant ! Nous lui avons dit bonjour, car nous sommes urbains. On s'apprêtait à continuer d'avancer quand, voyant notre matériel - Colinne et moi étions équipés aussi – le monsieur eut une inspiration. Scholl (appelons-le ainsi) crut bon, soudain, devoir nous montrer ses images ; une à une, au dos de son boitier numérique, il fit défiler : du feuillage, à contre-jour, du feuillage encore ; puis à contre-jour, un autre feuillage, livrant une explication technique à chaque prise, diaph, vitesse, et je ne sais quoi encore pour cette autre feuille prise en macro. Après un autre feuillage, pris ailleurs, on eut droit à une petite feuille, seule, accrochée à une branche étique, et pour clore la série, à un bout de pré, flouté à l'image. Cette dernière image évoquant une espèce de feuillage bruissant sous le vent… J'ai hoché, poliment. 

Nous aurions voulu continuer de marcher seuls. Las ! le monsieur s’était mis à nous suivre, chien truffier ayant humé sa proie. Pas vraiment désagréable, Scholl, mais égrenant maintenant qui ce safari photo, qui cette participation à ce concours. Puis bombant le torse, mentionna son club, et le prix reçu, de ce club, et enfin : comment on fait du noir et blanc ; “bien plus compliqué que la couleur n’est-ce pas”. Mais aussi, et surtout : comment s'y prendre pour réaliser une photo humoristique, son dada, il n'en avait rien dit jusqu'ici – notons qu'à ce stade que je ne lui avais je crois rien demandé. Et cette remarque : « Si on ne voit pas en quoi la photo est drôle, vous y ajoutez une légende, ça arrange tout. » 

A la tristesse que les événements et les politiques m'inspiraient succéda soudain une légère irritation. Nous nous décidâmes, stratégiques, à faire une halte en pivotant, tel un implicite instantané, ma moitié et moi. Nous nous mîmes tous deux à viser un feuillage. Puis ce gros bloc pierreux, à moins que ce soit du béton ? Qu'est-ce que tu en penses ? C'est une stèle, me dit-elle, à l'effigie de Beethoven. On esquivait, se détachait, s'en allait. Je me demandais : va-t-il s'en aller lui aussi, le monsieur ? Est-il si sourd au langage muet ? 

Puis il regarda encore son dos numérique, ses feuilles, et fila, enfin... 

Notre promenade reprit. Un peu plus tard, on allait renouer avec les nouvelles du monde, à la radio, qu'on allumerait à midi, comme tout le temps. Déjeuner en paix ? Pas pour ce midi non plus, sûr.